Tronc

Il ne devait guère s’être écoulé plus d’un an depuis que, dans le jardin du château qui s’étendait vers la mer en une pente assez abrupte, quelque chose d’étonnant lui était arrivé. Allant et venant avec un livre, selon son habitude, il en était venu à prendre appui, à peu près à hauteur d’épaule, dans la fourche d’un arbre ramifié, et aussitôt, il sentit que cette position lui procurait un soutien si agréable, une telle abondance de repos, qu’il resta ainsi, sans lire, complètement enchâssé dans la nature, en une contemplation presque inconsciente. Peu à peu son attention s’éveilla en un sentiment jamais connu ; c’était comme si, de l’intérieur de l’arbre, des vibrations presque insensibles passaient en lui ; il se l’expliqua sans mal : ce devait être un vent qui, sans se manifester autrement, descendant peut-être la pente en la rasant d’un frôlement, venait s’imposer dans le bois, bien qu’il dût s’avouer que le tronc semblait trop solide pour être excité avec tant d’insistance par un souffle aussi faible. Ce qui l’absorbait excessivement, ce n’était pourtant pas cette considération, ni quelque autre du même genre ; s’il était de plus en plus surpris, voire saisi, c’était par l’effet que produisait sur lui cette chose qui ne cessait de pénétrer en lui : il pensa n’avoir jamais été empli de mouvements plus doux ; son corps était pour ainsi dire traité comme une âme et se trouvait mis en état de recevoir un degré d’influence qui, la clarté des conditions corporelles eût-elle été ordinaire, n’aurait nullement pu, à vrai dire, être ressenti. A quoi s’ajouta que, dans les premiers instants, il ne pouvait pas bien identifier le sens par lequel il recevait une communication si fine et si étendue ; en outre, l’état qu’elle faisait se former en lui était si parfait et si constant, tellement autre que tout autre, et pourtant si peu imaginable par le moyen d’une intensification de rien qu’il eût déjà éprouvé qu’il ne pouvait, malgré son caractère délicieux, songer à lui donner le nom de jouissance. Néanmoins, attentif à se rendre toujours compte à lui-même du plus infime tout particulièrement, il se demanda ce qui lui arrivait là, et trouva presque aussitôt une expression dont il fut satisfait, se répétant qu’il était passé de l’autre coté de la nature.

Rainer Maria Rilke, Instants vécus